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Reith fut réveillé par le brasillement d’un feu et un murmure de voix. Au-dessus de lui était tendu un sombre dais dissimulant un ciel fourmillant d’étoiles étrangères. Le cauchemar était bien réel. Bribe par bribe, sensation par sensation, il reprit conscience et de lui-même et de la situation. Il reposait sur une litière de roseaux entrelacés dégageant une odeur aigre, mi-végétale, mi-humaine. On lui avait enlevé sa chemise ; des attelles d’osier emprisonnaient ses épaules, maintenant ses os brisés. Malgré la douleur, il leva la tête et regarda autour de lui. Une étoffe tendue après quatre mâts métalliques formait un abri ouvert à tous les vents. Encore un paradoxe, songea-t-il. Ces piquets de métal étaient l’indice d’un niveau technologique élevé alors que les armes et le comportement de ces gens étaient purement barbares. Il tenta de regarder vers le feu, mais l’effort fut trop douloureux et il se laissa retomber en arrière.
Le camp était installé en rase campagne. Ses ravisseurs avaient quitté la forêt : la présence des étoiles en était la preuve irréfutable. Il se demanda ce qu’étaient devenus son siège éjectable et la trousse de survie qui y était fixée. Pour autant qu’il se le rappelât – et il se le rappelait avec regret – tous deux étaient restés accrochés dans l’arbre. Il les voyait encore se balancer aux branches. Reith ne devait compter que sur lui-même et sur ses ressources profondes, à quoi il fallait ajouter son entraînement d’éclaireur dont il avait, à l’époque, considéré certains aspects comme exagérément pédants. Il avait assimilé une foule de disciplines scientifiques de base – linguistique et informatique, astronautique, technologie spatiale et énergétique, biométrie, météorologie, géologie et toxicologie. Voilà pour la théorie. De plus, dans le domaine pratique, il avait acquis la maîtrise de toutes les techniques de survivance : il connaissait la science des armes, les méthodes d’attaque et de défense, la diététique d’urgence, le bricolage de fortune, la mécanique de la propulsion spatiale, jusqu’à l’improvisation de réparations électroniques. S’il n’était pas tué sans coup férir comme Paul Waunder, il pourrait survivre. Mais pour quoi faire ? Ses chances de revenir sur la Terre devaient être infinitésimales, ce qui diminuait d’autant l’intérêt intrinsèque que la planète offrait à ses yeux.
Une ombre tomba sur son visage. Reith reconnut l’adolescent à qui il devait d’avoir la vie sauve. Après avoir fouillé l’obscurité du regard, le jeune homme s’agenouilla et lui présenta une écuelle remplie de gruau grossier.
— Merci beaucoup, dit Reith, mais je ne crois pas que je pourrai manger. Les éclisses m’empêchent de bouger.
Le garçon se pencha en avant et dit quelques mots sur un ton assez sec. Sa physionomie avait une sévérité et une intensité singulières pour un gamin qui n’avait sûrement pas plus de seize ans. Au prix d’un effort épuisant, Reith se dressa sur un coude et prit l’écuelle. Le jeune homme se releva, recula de quelques pas et l’observa tandis qu’il essayait de manger. Puis il se tourna et lança un appel d’une voix revêche. Une petite fille arriva en courant, s’inclina, se saisit du récipient et se mit à faire manger Reith avec autant d’attention que de gravité.
L’adolescent resta quelque temps à regarder la scène, visiblement intrigué par Reith dont la perplexité était d’ailleurs égale à la sienne. Des hommes et des femmes sur un monde situé à deux cent douze années-lumière de la Terre ! S’agissait-il d’un phénomène d’évolution parallèle ? C’était incroyable !
Cuillerée par cuillerée, la fillette lui enfournait le gruau dans la bouche. Âgée de huit ans environ, elle était vêtue d’une espèce de pyjama en lambeaux d’une propreté douteuse. Une demi-douzaine d’hommes de la tribu s’approchèrent pour assister au spectacle. L’adolescent faisait mine d’ignorer le murmure des conversations.
Quand l’écuelle fut vide, la petite approcha un pot de bière aigrelette des lèvres de Reith, qui but parce que c’était ce qu’on attendait de lui bien que le breuvage le fît grimacer.
— Merci, dit-il à l’enfant, qui lui adressa un sourire hésitant avant de s’éclipser précipitamment.
Reith se laissa retomber sur sa paillasse. Le jeune homme lui adressa quelques mots d’un ton brusque. De toute évidence, il posait une question.
— Je suis désolé, mais je ne comprends pas. Que cela ne vous fâche surtout pas : j’ai besoin de tous les amis que je peux me faire !
Le garçon ne renouvela pas sa tentative et ne tarda pas à s’en aller. Reith essaya de dormir. Le feu était bas. Dans le camp, l’activité se raréfiait.
Un faible appel retentit au loin, sorte de hululement chevrotant auquel un autre répondit, puis un autre encore jusqu’à ce que des centaines de voix s’unissent en une mélopée presque musicale. Reith se redressa sur un coude ; il remarqua que deux lunes, ayant le même diamètre apparent, l’une rose et l’autre bleu pâle, s’étaient levées à l’est.
Un instant plus tard, une nouvelle voix, toute proche, se mêla au chœur. Reith l’écouta avec étonnement : ce ne pouvait être qu’une voix de femme. D’autres s’élevèrent encore, plaintives, distillant un chant funèbre et inarticulé, et qui, dialoguant avec le hululement lointain, engendraient un colloque impressionnant.
Finalement, la mélopée cessa et le silence tomba sur le camp. Reith s’assoupit et finit par sombrer dans le sommeil.
Le matin venu, il put se faire une idée plus précise du camp. Celui-ci avait été dressé dans un creux de terrain flanqué de deux larges collines basses. Une multitude d’autres collines s’étiraient vers l’est. C’était dans cette cuvette que, pour des raisons qui lui échappaient pour le moment, la tribu avait choisi de s’établir. Tous les matins, quatre jeunes guerriers vêtus de longues capes marron enfourchaient de petites motocyclettes électriques et, chacun de leur côté, disparaissaient dans la steppe ; le soir ils revenaient et faisaient leur rapport à Traz Onmale, le jeune chef. Tous les matins, également, un cerf-volant prenait l’air, entraînant un gamin de huit ou neuf ans qui tenait visiblement le rôle de guetteur. En fin de journée, le vent avait tendance à s’apaiser et le cerf-volant retombait plus ou moins brutalement. En général, le petit garçon s’en tirait avec une simple bosse, bien que les hommes chargés de la manœuvre se préoccupassent moins de sa sécurité que de la préservation de l’engin fait d’une armature de bois sur laquelle était tendue une membrane noire formant quatre ailes.
Tous les matins, une effrayante clameur s’élevait à l’est, derrière la colline. Cela durait près d’une demi-heure. Ce vacarme, Reith ne tarda pas à l’apprendre, provenait du troupeau de bêtes aux jambes multiples constituant la réserve de viande de la tribu. Tous les matins, une femme d’un mètre quatre-vingts, musclée en conséquence et qui faisait office de boucher, se rendait dans l’enclos armée d’un couteau et d’un merlin. Elle revenait avec trois ou quatre pattes coupées, selon les besoins de la tribu. Parfois, elle prélevait une partie du dos d’une bête ou l’éventrait pour extraire tel ou tel organe. Les animaux ne faisaient guère de difficultés pour se laisser trancher les pattes – celles-ci repoussaient rapidement – mais poussaient des hurlements prodigieux quand on leur fouillait les entrailles.
Pendant que ses os se ressoudaient, Reith n’eut de contacts qu’avec les femmes, qui formaient un groupe bien morne, et avec Traz Onmale, qui passait la plus grande partie de la matinée en sa compagnie à lui parler, à inspecter ses vêtements et à lui enseigner la langue kruthe ; elle possédait une syntaxe régulière, mais la multiplicité des temps, des modes et des aspects la rendait ardue. Longtemps après que Reith fut capable de s’exprimer, Traz Onmale s’attacha avec cette sévérité si peu en rapport avec sa jeunesse à le corriger et à lui inculquer le bon usage qui était tout aussi complexe.
Reith apprit ainsi que la planète s’appelait Tschaï et les lunes Az et Braz. Les membres de la tribu étaient les Kruthe ou « Hommes-Emblèmes », ainsi nommés d’après les objets d’argent, de cuivre, de pierre ou de bois qui ornaient leurs casques. Le statut de l’individu était déterminé par son emblème, lequel était considéré comme une entité semi-divine dotée d’un nom, d’une histoire précise, d’une idiosyncrasie et d’un rang distinctif. Dire que c’était l’emblème qui contrôlait l’homme plutôt que l’homme qui portait l’emblème n’avait rien d’exagéré, car l’emblème conférait à l’homme son nom et sa réputation et définissait son rôle au sein de la tribu. L’emblème le plus éminent était Onmale. Traz, qui auparavant n’était qu’un simple gamin comme les autres, en était le détenteur. Onmale incarnait la sagesse, l’adresse, la résolution et l’indéfinissable virtu des Kruthe. On pouvait hériter d’un emblème, se l’approprier après avoir tué son propriétaire ou en fabriquer un à son propre usage. Dans ce dernier cas, le nouvel emblème n’avait ni personnalité ni virtu tant qu’il n’avait pas participé à des exploits remarquables et, par conséquent, accédé à un statut particulier. Quand un emblème changeait de main, son nouveau propriétaire en assumait bon gré mal gré la personnalité. Certains étaient mutuellement antagonistes et l’homme entrant en possession d’un de ceux-là devenait aussitôt l’ennemi de celui qui arborait l’emblème antinomique. Il y avait des emblèmes vieux de plusieurs milliers d’années, ayant un passé touffu. Il y en avait qui portaient malheur et étaient présages de mauvais augure. D’autres conféraient l’intrépidité à leur porteur ou bien une sorte de folie furieuse dans certaines circonstances. Reith ne doutait pas que la notion qu’il se faisait de ces personnalités symboliques fût bien pâle et bien grise comparée à l’intensité avec laquelle les Kruthe sentaient ces choses. Sans son emblème, le Kruthe était un homme sans visage, sans prestige et sans fonction. Ce qu’était en fait précisément Reith lui-même, ainsi qu’il l’apprit ; il était un serf ou une femme : dans la langue des Kruthe, il n’y avait qu’un seul mot pour les deux.
Chose curieuse – du moins Reith la trouvait-il curieuse – les Hommes-Emblèmes le croyaient originaire d’une lointaine région de Tschaï. Au lieu d’être impressionnés par le fait qu’il était arrivé à bord d’un vaisseau spatial, ils pensaient qu’il était subordonné à une race non-humaine inconnue, exactement comme les Hommes-Chasch étaient les serfs des Chasch Bleus, les Hommes-Dirdir les serfs des Dirdir.
Quand Traz Onmale exprima ce point de vue pour la première fois devant lui, Reith s’en indigna :
— Je suis de la Terre, une lointaine planète. Nous n’avons pas de maîtres.
— En ce cas, qui a construit ce vaisseau de l’espace ? répliqua Traz Onmale sur un ton sceptique.
— Les hommes, naturellement. Les hommes de la Terre.
Le jeune chef hocha dubitativement la tête.
— Comment pourrait-il y avoir des hommes si loin de Tschaï ?
Reith eut un rire à la fois amer et amusé.
— Je me suis posé la même question : comment des hommes sont-ils venus sur Tschaï ?
— L’origine des hommes est bien connue, fit Traz Onmale sur un ton glacial. On nous l’apprend dès que nous savons parler. N’as-tu pas reçu la même instruction ?
— Sur terre, nous croyons que l’homme est issu d’un proto-hominidé qui, lui-même, a évolué à partir d’un ancien mammifère. Et ainsi, de proche en proche, jusqu’aux premières cellules.
Traz Onmale jeta un coup d’œil furtif aux femmes qui travaillaient à proximité et leur ordonna avec brusquerie :
— Éloignez-vous ! Nous parlons d’affaires qui concernent les hommes.
Les femmes s’éloignèrent avec des claquements de langue. Traz Onmale les suivit du regard, l’air dégoûté.
— La folie va fondre sur le camp et les Magiciens seront chagrinés. Il faut que je t’explique quelle est la source véritable des hommes. Tu as vu les lunes. La rose, Az, est la demeure des saints. La bleue, Braz, est un lieu de tourments où les méchants et les kruthsh’geir[1] vont après leur mort. Jadis, les deux lunes sont entrées en collision. Des milliers de gens ont été précipités sur Tschaï. À présent, tous veulent retourner sur Az, les bons comme les méchants. Mais les Jugeurs qui tiennent leur sagesse des globes qu’ils portent, séparent les bons des méchants et envoient chacun là où il mérite d’aller.
— Intéressant ! dit Reith. Qu’en est-il des Chasch et des Dirdir ?
— Ce ne sont pas des hommes. Ils viennent d’au delà des étoiles comme les Wankh. Les Hommes-Chasch et les Hommes-Dirdir sont des hybrides impurs. Les Pnume et les Phung ont été vomis par les grottes septentrionales. Nous les tuons tous avec zèle. (Traz Onmale, les sourcils froncés, la mine revêche, jeta un regard en biais à Reith.) Si tu es originaire d’un monde autre que Tschaï, tu ne peux être humain et j’ordonnerai que tu sois exécuté.
— Cela me semble exagérément rigoureux. Après tout, je ne t’ai fait aucun mal.
Le jeune chef fit un geste signifiant que c’était là un argument de peu de poids.
— Je remettrai ma décision à plus tard.
Reith faisait de l’exercice pour assouplir ses muscles engourdis et étudiait la langue avec diligence. Les Kruthe, apprit-il, n’avaient pas d’habitat fixe mais sillonnaient la vaste steppe d’Aman qui s’étendait au sud du continent appelé Kotan. Ils ne savaient guère ce qui se passait dans les autres régions de Tschaï. Il y avait plusieurs continents – Kislovan au sud, Charchan, Kachan et Rakh dans l’hémisphère opposé. D’autres tribus nomades erraient dans la steppe. Les marécages et les forêts méridionales étaient peuplés d’ogres et de cannibales possédant divers pouvoirs surnaturels. Les Chasch Bleus étaient établis à l’ouest du Kotan. Les Dirdir, préférant les climats froids, vivaient sur Haulk, péninsule située au large de la côte sud-ouest du Kislovan et sur le littoral nord-est du Charchan.
Une autre race étrangère, celle des Wankh, vivait également sur Tschaï, mais les Hommes-Emblèmes savaient peu de chose sur son compte. Il existait encore un peuple inquiétant, les Pnume, et une race apparentée, les Phung, déments dont les Kruthe n’aimaient guère parler. Quand cela leur arrivait, ils baissaient la voix et se retournaient fréquemment.
Et le temps passait. Des jours marqués d’événements singuliers, des nuits de désespoir pendant lesquelles Reith avait le mal du pays. Ses os se ressoudaient. Personne ne l’empêchait de visiter le camp.
Une cinquantaine de baraques avaient été édifiées sur le versant de la colline à l’abri du vent. Leurs toits se touchaient de sorte que, vu d’en haut, le camp paraissait n’être qu’un pli de terrain ou une dépression à flanc de coteau. Un peu à l’écart étaient rassemblés d’énormes fardiers à moteur munis de six roues, camouflés sous des bâches. Leurs dimensions impressionnaient Reith, qui les aurait volontiers examinés de plus près, n’eût été la troupe de gamins au teint blafard qui le suivaient partout, attentifs au moindre de ses mouvements. Intuitivement, ils devinaient en lui un étranger et ils étaient fascinés. Toutefois, les guerriers ignoraient Reith : un homme sans emblème n’était guère plus qu’un fantôme.
Il découvrit tout au bout du camp une formidable machine montée sur un fardier : une catapulte géante dont la flèche atteignait quinze mètres. Un engin de siège ? Sur l’un de ses flancs étaient peints un disque rose et un disque bleu, probable référence aux deux lunes, Az et Braz.
Les jours passaient. Devenaient des semaines. Un mois s’écoula. Reith n’arrivait pas à comprendre les raisons de l’inactivité de la tribu. Ces gens-là étaient des nomades. Pourquoi s’attardaient-ils aussi longtemps en ce lieu ? Tous les matins, les quatre éclaireurs partaient en reconnaissance tandis que le cerf-volant noir tournoyait dans les airs, ballottant le petit guetteur dont les membres oscillaient comme ceux d’un mannequin. Les guerriers étaient visiblement nerveux. Pour s’occuper, ils faisaient du maniement d’armes. Celles-ci étaient de trois sortes : une longue rapière flexible évoquant une queue de raie avec laquelle on frappait d’estoc et de taille, une catapulte projetant des dards empennés grâce à l’énergie fournie par des câbles élastiques et un écu triangulaire de trente centimètres de long sur un peu plus de vingt de large, dont la base aux angles aigus, acérés comme des rasoirs, pouvait être utilisée à la manière d’un tranchoir.
À la gamine qui s’était tout d’abord occupée de Reith avaient succédé une petite vieille ratatinée qui avait une tête de raisin sec, puis une jeune fille qui, si elle n’avait pas été aussi triste, aurait pu être séduisante. Âgée de dix-huit ans environ, elle avait les traits réguliers et de beaux cheveux blonds, constamment hérissés de paille et de brindilles. Elle allait pieds nus et n’avait pour tout vêtement qu’une grossière tunique grise tissée à la main.
Un jour où Reith méditait sur un banc, elle passa devant lui. Il la prit par la taille et, de force, la fit asseoir sur ses genoux. Elle sentait les ajoncs, la fougère, la mousse de la steppe et l’odeur légèrement âcre de la laine.
— Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-elle avec inquiétude d’une voix enrouée, en essayant de se relever, sans d’ailleurs faire beaucoup d’efforts pour se dégager.
Reith trouva que son poids et sa chaleur avaient quelque chose de réconfortant.
— Enlever les saletés que tu as dans les cheveux pour commencer… Ne bouge pas.
Elle se détendit sans cesser de regarder le Terrien à la dérobée – intriguée, soumise, mal à l’aise. Reith commença par la peigner avec ses doigts, puis continua avec un morceau de bois. La jeune fille, immobile, gardait le silence.
— Et voilà ! Maintenant, tu es jolie.
Elle paraissait perdue dans un rêve. Enfin, elle sauta sur ses pieds.
— Il faut que je m’en aille, fit-elle précipitamment. Quelqu’un pourrait voir.
Mais elle ne se décidait pas. Reith fit mine de l’attirer de nouveau à lui, mais, sagement, il résista à cette impulsion et la laissa partir.
Le hasard voulut qu’il la rencontrât encore le lendemain. Cette fois, elle était peignée et lavée. Elle s’arrêta pour l’observer derrière son épaule. Le même regard, la même attitude que Reith avait vus des centaines de fois chez les filles de la Terre ! Ce souvenir l’emplit de nostalgie. À en être malade ! Sur Terre, on s’accorderait pour dire que cette petite était belle. Ici, dans la steppe d’Aman, elle n’avait que très vaguement conscience de ce qu’était la séduction.
Il lui tendit la main et elle s’approcha comme malgré elle. Et c’était certainement le cas car elle connaissait les coutumes de sa tribu. Reith la prit par les épaules, puis passa un bras autour de sa taille et l’embrassa. Elle parut étonnée. Il lui demanda en souriant :
— On ne t’avait jamais fait cela ?
— Non, mais c’est agréable. Recommence.
Reith poussa un profond soupir. Et puis après… pourquoi pas ? Il entendit un bruit de pas derrière lui. Un coup de poing l’envoya rouler à terre tandis qu’éclatait un torrent de mots si rapide qu’il fut incapable d’en saisir un seul. La pointe d’une botte s’enfonça dans ses côtes au grand dam de son épaule qui n’était pas encore tout à fait guérie.
Son agresseur s’avança alors vers la jeune fille qui, recroquevillée sur elle-même, se mordait le poing. Il la frappa, lui flanqua des coups de pied et la chassa en hurlant blasphèmes et injures.
— …rapports obscènes avec un esclave étranger… c’est comme cela que tu respectes la pureté de la race ?
Esclave… Reith se releva.
Le mot résonnait dans sa tête. Esclave ?
La jeune fille s’enfuit en courant pour aller se réfugier sous l’un des gigantesques fardiers. Traz Onmale surgit, attiré par le tumulte. Le guerrier, un robuste gaillard à peu près du même âge que Reith, tendit vers celui-ci un doigt frémissant.
— C’est un maudit, un mauvais présage ! Tout cela n’a-t-il pas été prédit ? Il est intolérable qu’il fraye avec nos femmes ! Il faut le tuer ou le châtrer !
Traz Onmale considéra Reith d’un air dubitatif.
— Il n’a pas l’air d’avoir fait grand mal.
— Pas grand mal ! Bien sûr ! Mais uniquement parce que le hasard a voulu que je passe par là. Puisqu’il a tellement d’énergie à dépenser avec les femmes, pourquoi ne pas le mettre au travail ? Devons-nous l’engraisser à ne rien faire ? Qu’on le castre et qu’il fasse les corvées avec les femmes !
Traz Onmale approuva sans enthousiasme. Reith, le cœur serré, songea à sa trousse de survie qui se balançait à un arbre avec tout ce qu’elle contenait – médicaments, communicateur, sondoscope, cellule énergétique et, surtout, armes. Il était aussi avancé que si tout son matériel était resté à bord d’Explorator IV.
Traz Onmale avait fait appeler la bouchère.
— Va chercher un couteau tranchant. Cet esclave a besoin qu’on calme ses ardeurs !
— Attendez ! hoqueta Reith. Est-ce là une façon de traiter un étranger ? Vous n’avez donc pas de traditions d’hospitalité ?
— Non, répondit Traz Onmale. Nous sommes les Kruthe et nous sommes animés par la force de nos emblèmes.
Le Terrien protesta :
— Cet homme m’a frappé. Est-ce un lâche ? Accepte-t-il de se battre avec moi ? Si je m’empare de son emblème, n’aurai-je pas le droit de prendre sa place dans la tribu ?
— L’emblème constitue lui-même cette place, reconnut le jeune chef. Ce guerrier, Osom, est le véhicule de l’emblème Vaduz. Sans Vaduz, il ne vaudrait pas plus que toi. Mais s’il donne satisfaction à Vaduz, ce qui doit être le cas, tu ne pourras jamais t’approprier l’emblème.
— Je peux toujours essayer.
— C’est concevable. Mais il est trop tard. Voici la bouchère qui revient. Sois assez bon pour te dévêtir.
Reith se tourna avec horreur vers la femme dont les épaules étaient plus larges et de plusieurs centimètres plus épaisses que les siennes. Un rictus fendait son visage tandis qu’elle avançait sur lui.
— Nous avons le temps, murmura Reith. Nous avons tout le temps.
Il fit face à Osom Vaduz, qui dégaina. L’acier émit une plainte stridente en frottant le cuir rude. Mais Reith s’était rapproché et son adversaire recula pour se dégager afin de pouvoir se servir de son arme d’un mètre quatre-vingts de long. Le Terrien lui prit le bras – un bras qui avait la dureté du métal. Osom Vaduz était le plus fort des deux, et de loin. D’une puissante torsion, il fit rouler Reith à terre, mais ce dernier, accompagnant le mouvement, pivota sur lui-même pour déséquilibrer l’autre. Il souleva son épaule, balança l’Homme-Emblème par-dessus sa hanche, et Osom Vaduz se retrouva à terre. Reith lui envoya un coup de pied en pleine tête et posa son talon sur sa gorge pour lui écraser le larynx. Osom Vaduz, allongé de tout son long, se tortilla convulsivement et, tandis qu’il agonisait, son casque s’en fut rouler à quelque distance. Reith voulut s’en emparer, mais le Chef Magicien s’en saisit.
— J’ai combattu pour m’approprier l’emblème, s’écria Reith à l’adresse de Traz Onmale. Il est à moi.
— Pas du tout ! s’exclama le Magicien avec chaleur. Ce ne serait pas conforme à notre loi. Esclave tu es, esclave tu demeures.
— Faut-il que je te tue toi aussi ?
Reith s’avança, menaçant.
— Il suffit ! laissa tomber Traz Onmale sur un ton péremptoire. Un homme est mort. Restons-en là.
Reith insista :
— Mais l’emblème ? Consens-tu à reconnaître qu’il est mien ?
— Il faut que je réfléchisse. En attendant, restons-en là, répéta le jeune garçon. Toi, la bouchère, va porter le corps sur le bûcher. Où sont les Jugeurs ? Qu’ils viennent rendre leur sentence sur cet Osom qui arborait Vaduz. Emblèmes, préparez la machine !
Reith s’écarta. Quelques minutes plus tard, il s’approcha de Traz Onmale.
— Si tu le désires, je quitterai la tribu et m’en irai tout seul.
— Tu auras connaissance de mes souhaits lorsque je les aurai formulés, répliqua le jeune homme avec l’autorité irréfragable que lui conférait l’Onmale. Rappelle-toi que tu es mon esclave. J’ai fait rentrer au fourreau les lames prêtes à te pourfendre. Si tu tentes de t’enfuir, on te poursuivra, on te capturera et tu seras fouetté. En attendant, tu iras à la corvée de fourrage.
Reith eut l’impression que Traz Onmale faisait effort pour parler avec sévérité, peut-être afin de détourner l’attention – la sienne aussi bien que celle de tous les témoins – de l’ordre fâcheux qu’il avait donné à la bouchère et qu’il avait implicitement rétracté.
Pendant tout un jour, le corps démembré d’Osom, qui avait porté l’emblème nommé Vaduz, se consuma à petit feu dans un four spécial, dégageant une odeur pestilentielle que le vent répandait sur le camp. Les guerriers débâchèrent la monstrueuse catapulte et l’installèrent au milieu du terrain.
Le soleil sombra derrière un banc de nuages empourprés. Le Crépuscule était un tumultueux chaos d’ocres et de bistres. Du cadavre d’Osom, il ne restait que des cendres. Et devant la tribu rassemblée en rangs murmurants, le Chef Magicien fit avec ces cendres une pâte qu’il pétrit en la mêlant de sang de bêtes. Cette espèce de gâteau fut alors placé dans une boîte qu’on fixa à l’extrémité du bras de la catapulte.
Les Magiciens regardaient à l’est où Az, la lune rose, se levait ; elle était presque à son plein. D’une voix tonitruante, le Chef Magicien l’invoqua :
— Az ! Les Jugeurs ont jugé un homme et ils ont prononcé que c’était un juste ! Il se nomme Osom et portait Vaduz. Prépare-toi, Az ! Nous t’envoyons Osom !
Les guerriers chargés de la manœuvre de la catapulte enclenchèrent un levier. La gigantesque flèche se redressa, braquée vers le ciel. Les câbles tendus crissèrent. Le trait, auquel étaient fixées les cendres d’Osom, fut placé dans la rigole prévue à cet usage. Le bras de la catapulte était pointé. De la foule monta un gémissement qui s’amplifia, devint une plainte gutturale.
— Va-t’en vers Az ! s’écria le Magicien.
Il y eut un sifflement assourdissant – twung-ggzzzwack ! Le projectile fila si vite qu’il échappa aux regards. Quelques instants plus tard, une blanche gerbe de feu s’épanouit dans le ciel et les guetteurs poussèrent un soupir de ravissement.
Les membres de la tribu restèrent une demi-heure encore les yeux tournés vers Az. Enviaient-ils Osom qui, à présent, était censé connaître le bonheur dans le palais de Vaduz ? se demandait Reith. Retardant le moment de regagner sa couche, il scrutait les silhouettes sombres. Soudain, il réalisa avec un sourire sans joie qu’il guettait la jeune fille qui avait été à l’origine de tous ces événements.
Le lendemain, on envoya Reith au fourrage. Il s’agissait de cueillir une sorte de feuille rugueuse s’achevant par une substance molle d’un rouge sombre. Loin de protester, il était heureux d’échapper ainsi à la monotonie de la vie du camp.
Le moutonnement des collines s’étendait à l’infini aussi loin que plongeait le regard, succession de croupes tour à tour noires et ambrées se déployant sous le ciel de Tschaï que griffait le vent. Reith se tourna vers le sud, vers la masse obscure de la forêt à l’un des arbres de laquelle se balançait toujours son siège éjectable – du moins l’espérait-il. Il ne tarderait pas à demander à Traz Onmale de le mener là-bas… Quelqu’un l’observait. Il pivota sur ses talons mais ne vit rien.
Tout en examinant avec méfiance les environs du coin de l’œil, il se mit au travail, cueillant les végétaux dont il remplit les deux paniers suspendus à la perche placée en travers de son épaule. Comme il descendait dans un creux de terrain où poussaient de petits arbustes couronnés de feuilles qui faisaient comme des flammes rouges et bleues, il vit flotter le gris d’une blouse. C’était la jeune fille. Elle feignait de ne pas l’avoir remarqué. Reith alla à sa rencontre et ils s’immobilisèrent l’un en face de l’autre. Elle ne savait pas très bien si elle devait sourire ou s’enfuir et nouait et dénouait ses doigts avec embarras.
Reith prit ses mains dans les siennes.
— Si nous nous retrouvons et devenons des amis, nous allons avoir des ennuis.
Elle acquiesça.
— Je sais… C’est vrai que tu viens d’un autre monde ?
— Oui.
— À quoi ressemble-t-il ?
— C’est difficile à dire.
— Les Magiciens sont idiots, n’est-ce pas ? Les morts ne vont pas sur Az.
— Je ne le crois pas.
Elle se rapprocha de lui.
— Recommence comme l’autre fois.
Il l’embrassa, puis, l’empoignant par les épaules, la repoussa.
— Nous ne pouvons pas être amants. Tu serais malheureuse et ils te battraient encore…
Elle haussa les épaules.
— Cela m’est égal. J’aimerais pouvoir aller sur la Terre avec toi.
— Moi aussi, j’aimerais bien pouvoir y retourner.
— Recommence. Rien qu’une fois encore…
Soudain, elle poussa une exclamation étranglée, regardant par-dessus l’épaule de Reith. Il fit volte-face. Il perçut un mouvement. Il y eut un sifflement, un choc sourd, un déchirant sanglot de douleur. La jeune fille tomba à genoux et s’effondra, les poings crispés sur la flèche empennée qui sortait de sa poitrine. Reith émit un cri enroué et regarda frénétiquement à droite et à gauche.
La ligne d’horizon était limpide. On n’apercevait personne. Il se pencha sur la fille. Elle remuait les lèvres mais aucun mot n’en sortait. De sa gorge s’échappa un soupir et son corps devint mou.
La rage de Reith, debout devant le corps, obscurcit sa raison. Il se pencha, prit la jeune fille dans ses bras – elle pesait moins qu’il ne l’aurait cru – et la ramena péniblement au camp. Il se dirigea droit sur la baraque de Traz Onmale avec son fardeau.
Assis sur un tabouret, l’adolescent courbait et redressait la souple lame d’une rapière. Reith déposa le corps sur le sol aussi doucement qu’il le put. Traz Onmale considéra tour à tour le cadavre et le Terrien. Son regard avait la dureté du silex.
— Je l’ai rencontrée en cueillant des feuilles, dit Reith. Nous avons parlé… et puis, elle a reçu cette flèche. C’est un assassinat. Peut-être était-ce moi qui étais visé.
Traz Onmale baissa les yeux et toucha l’empennage de la flèche. Déjà des guerriers approchaient nonchalamment. Il les dévisagea.
— Où est Jad Piluna ?
Il y eut des murmures, des appels lancés d’une voix rauque, et Jad Piluna fit son apparition. Reith avait eu précédemment l’occasion de le remarquer : c’était un personnage turbulent et astucieux dont la drôle de bouche en forme de V arborait, peut-être involontairement, un perpétuel sourire insolent. Il le contempla avec haine – comme fasciné. Cet homme était l’assassin.
Traz Onmale tendit le bras.
— Montre-moi ta catapulte.
Jad Piluna la lui lança d’un geste aussi désinvolte qu’irrespectueux, et le jeune chef lui décocha un coup d’œil flamboyant avant d’examiner l’arme. Il vérifia la griffe de déclenchement. Après s’être servi de leur catapulte, les guerriers la graissaient.
— Il y a des traces sur la couche de graisse. Tu as tiré aujourd’hui. La flèche… (du doigt, Traz Onmale désigna le cadavre)… porte les trois bandes noires de Piluna. Tu as tué cette fille.
Le V de la bouche de Jad Piluna s’évasa et se resserra quand il tordit les lèvres.
— C’est l’homme que je voulais tuer. C’est un esclave et un hérétique. Elle ne valait pas mieux.
— Qui es-tu pour en décider ? Portes-tu Onmale ?
— Non, mais je maintiens que ce fut un accident. Tuer un hérétique n’est pas un crime.
Le Chef Magicien s’avança.
— L’hérésie intentionnelle est un point capital. Cette personne (il désigna Reith)… est visiblement un hybride. Un Homme-Dirdir ou un Pnumekin, sans doute. Pour des raisons qui nous échappent, il a rallié les Hommes-Emblèmes et propage maintenant l’hérésie au sein de la tribu. Nous croit-il trop stupides pour ne pas nous en rendre compte ? Grande est son erreur ! Il a séduit cette jeune femme, il l’a dévoyée et dévalorisée. En conséquence, quand…
Traz Onmale l’interrompit avec cette sécheresse si étonnante de la part d’un garçon aussi jeune :
— Cela suffit. Tu dis des absurdités. Il est notoire que le Piluna est l’emblème des noires actions. Jad, son porteur, doit rendre des comptes et Piluna être refréné.
— J’affirme mon innocence, dit Jad Piluna avec indifférence. Je m’en remets à la justice des lunes.
Les yeux de Traz Onmale se plissèrent sous l’effet de la colère.
— Laisse la justice des lunes tranquille ! C’est moi qui rendrai le verdict.
Jad Piluna le toisa avec sérénité.
— Il n’est pas permis à l’Onmale de se battre.
Traz Onmale parcourut le groupe du regard.
— N’y a-t-il pas un noble Emblème pour remettre à la raison le Piluna meurtrier ?
Aucun des guerriers ne répondit et Jad Piluna hocha la tête d’un air satisfait.
— Les Emblèmes restent à l’écart de cette affaire. Ton appel demeure sans écho. Mais tu as insulté Piluna en employant le mot « meurtrier ». J’en demande réparation aux lunes.
— Qu’on apporte le disque, dit Traz Onmale d’une voix contenue.
Le Chef Magicien s’éloigna et revint avec un coffret confectionné dans un os gigantesque. Il se tourna vers Jad Piluna :
— À laquelle des deux lunes t’adresses-tu pour réclamer justice ?
— J’exige d’être innocenté par Az, lune de vertu et de paix. Qu’il plaise à Az de prouver mon bon droit.
— Très bien, laissa tomber Traz Onmale. Veuille Braz, la lune de l’Enfer, réclamer son dû.
De la boîte d’os, le Chef Magicien sortit un disque dont une face était rose et l’autre bleue.
— Que tout le monde s’écarte !
Il lança le disque qui tournoya dans l’air, s’inclina, tangua, puis parut flotter avant de retomber, montrant son côté rose.
— Az, lune de vertu, proclame cet homme innocent ! s’écria le Magicien, Braz n’a pas jugé bon d’intervenir.
Reith poussa un amer grognement de dérision et se tourna vers Traz Onmale.
— J’en appelle au jugement des lunes.
— Pour qu’elles jugent de quoi ? demanda le Chef Magicien. Sûrement pas de ton hérésie ! Elle est démontrable.
— Je demande à la lune Az de me concéder l’emblème Vaduz afin que je puisse punir le meurtrier Jad.
Traz Onmale décocha au Terrien un regard où se lisait l’étonnement, et le Chef Magicien s’exclama sur le ton de l’indignation :
— C’est impossible ! Comment un esclave pourrait-il porter un emblème ?
Traz Onmale baissa les yeux sur le pathétique cadavre et fit un signe à l’adresse du Magicien.
— Je l’affranchis de ses liens. Lance le disque vers les lunes.
— Est-ce bien sage ? fit le Magicien avec une raideur et une hésitation étranges. L’emblème Vaduz…
— … est loin d’être le plus noble des emblèmes. Lance le disque !
Le Magicien interrogea Jad Piluna du regard.
— Lance-le, ordonna à son tour Jad Pilluna. Si les lunes lui accordent cet emblème, je le transformerai en charpie. J’ai toujours eu les caractéristiques de Vaduz en horreur.
Le Magicien hésita. Tour à tour, il contempla la haute stature puissamment musclée de Jad Piluna, puis celle de Reith, qui était tout aussi grand mais plus mince, moins dru et qui n’avait pas encore recouvré toute sa vigueur. En homme prudent qu’il était, le Chef Magicien chercha à temporiser :
— Le disque a perdu sa puissance. Il ne saurait être procédé à de nouveaux jugements.
— C’est ridicule, répliqua Reith. Il est sous le contrôle des lunes, du moins tu le prétends. Comment pourrait-il avoir perdu sa puissance ? Lance-le !
— Lance-le ! répéta Traz Onmale.
— Soit, mais c’est à Braz qu’il faut que tu en appelles car tu es un scélérat et un hérétique.
— J’en ai appelé à Az, qui me rejettera si tel est son désir.
Le Magicien haussa les épaules.
— À ta guise. Je vais prendre un autre disque.
— Non ! s’exclama Reith. Sers-toi du même !
Traz Onmale se redressa et se pencha en avant, à nouveau attentif.
— Sers-toi du même disque. Lance-le !
Le Chef Magicien lança le disque d’un geste visiblement irrité. L’objet scintilla très haut dans les airs. Comme la première fois, il tangua, parut flotter et retomba en montrant son côté rose.
— Az est en faveur de l’étranger, déclara Traz Onmale. Va chercher l’emblème Vaduz !
Le Chef Magicien se dirigea vers sa cabane et revint avec l’emblème que l’adolescent tendit à Reith.
— Tu es désormais porteur de Vaduz. Tu es un Homme-Emblème. Défies-tu Jad Piluna en combat singulier ?
— Je le défie.
Traz Onmale se tourna vers l’intéressé :
— Es-tu prêt à défendre ton emblème ?
— Sur-le-champ !
Jad Piluna dégaina et fit un moulinet avec sa rapière.
— Qu’on donne une épée et un tailloir au nouveau Vaduz ! ordonna Traz Onmale.
Reith empoigna la rapière qui lui était présentée, la soupesa, vérifia l’élasticité de la lame. Jamais il n’avait eu entre les mains une épée d’une telle souplesse – et il en avait pourtant manié de nombreuses car l’escrime faisait partie de l’entraînement qu’il avait subi. En un sens, c’était un instrument peu commode, inefficace pour le corps à corps. Quand ils s’exerçaient, les combattants se tenaient à distance l’un de l’autre ; ils tâtaient le fer, travaillaient le coup de revers et l’écharpe, se fendaient mais battaient relativement peu du pied. Le tailloir triangulaire, que l’on tenait de la main gauche, était un instrument bizarre, lui aussi. Reith tenta une passe tout en observant du coin de l’œil Jad Piluna, qui, l’arme au pied, le contemplait d’un air dédaigneux. Essayer de se battre dans le même style que son adversaire serait courir au suicide, songea Reith.
— Attention ! s’écria Traz Onmale. Vaduz défie Piluna. Quarante et une rencontres semblables ont déjà eu lieu et Piluna a trente-quatre fois humilié Vaduz. Saluez-vous, Emblèmes !
D’emblée, Jad Piluna se fendit. Reith esquiva sans difficulté et sa lame s’abattit, mais son adversaire para à l’aide de son tailloir. Reith en profita pour porter un coup de tailloir à Jad Piluna, lui labourant la poitrine. La blessure était insignifiante mais elle suffit à dégonfler la suffisance de Piluna, qui recula, les yeux écarquillés de fureur, les joues soudain écarlates. Il porta à Reith une botte furieuse, et il fallut au Terrien toute sa robustesse et tout son brio technique pour l’esquiver. Pas question de contre-attaquer : toutes ses ressources étaient nécessaires pour détourner la lame qui sifflait dans l’air. Brusquement, un spasme inquiétant lui vrilla l’épaule, suivi d’une douleur fulgurante. Le souffle court, il haletait. Le fer de son adversaire lui entailla la cuisse, puis le biceps gauche. Plein d’assurance, Jad Piluna, fanfaronnant, poussa son avantage dans l’espoir que Reith tomberait et qu’il pourrait le hacher menu. Mais, se fendant, le Terrien écarta la lame de son bouclier et l’épée atteignit Piluna à la tempe, bousculant son casque noir. Jad Piluna rompit pour le remettre en place mais Reith se fendit de nouveau, cherchant le contact pour lequel n’étaient pas faites ces épées trop longues. Il assena de nouveau un coup de tailloir sur le casque sombre de Jad Piluna, et le casque tomba à terre. Lâchant son arme, Reith s’en saisit. Jad, dépouillé de son emblème, recula, l’affolement peint sur les traits. Il revint à la charge, mais Reith para avec le casque et la rapière sonna contre les oreillettes de celui-ci. À son tour, il se fendit et sa rapière transperça l’épaule de son adversaire.
Jad se dégagea frénétiquement et rompit pour avoir davantage de champ, mais, haletant, couvert de sueur, Reith le harcelait sans trêve.
— Je détiens l’emblème Piluna, qui t’a rejeté avec dégoût, dit-il. Tu vas maintenant mourir, assassin !
Poussant un cri inarticulé, Jad repartit à l’assaut et, de nouveau, Reith utilisa le casque pour détourner la rapière. Il se fendit et plongea sa lame dans le ventre de l’ancien porteur de Piluna. D’un coup de tailloir, Jad lui arracha son épée des mains. Pendant quelques secondes, il resta immobile, grotesque, la lame plantée dans le corps, regardant Reith en accusateur avec horreur. Puis il arracha l’épée, la lança au loin et marcha sur le Terrien, qui se baissa pour ramasser son tailloir dont la pointe pénétra dans la bouche béante de Jad où il se ficha comme une fantastique langue de métal. Les genoux du Kruthe ployèrent, et il s’effondra, demeurant sur le sol que ses doigts griffaient convulsivement.
Reith, dont le souffle grinçait, laissa choir le casque orné du Piluna dans la poussière et s’adossa au poteau de l’abri.
Un silence total régnait.
Enfin, Traz Onmale prit la parole :
— Vaduz a triomphé de Piluna et l’emblème reprend son éclat. Où sont les Jugeurs ? Qu’ils viennent juger Jad Piluna.
Les trois Magiciens s’avancèrent. Leurs regards flamboyants se posèrent tour à tour sur le nouveau cadavre, sur Traz Onmale, et glissèrent sur Reith.
— Jugez ! ordonna l’adolescent de sa voix sèche d’adulte. Et tâchez de rendre un jugement équitable !
Après un conciliabule à voix basse, le Chef Magicien déclara :
— Le jugement est difficile à rendre. Jad a eu une vie héroïque. Il a servi Piluna avec honneur.
— Il a assassiné une fille.
— Pour la bonne cause ! Elle était souillée par l’hérésie. Elle avait commercé avec un abominable hybride ! Quel homme religieux n’aurait-il pas agi de même ?
— Il a outrepassé le domaine de sa compétence. Je vous invite à le juger mauvais. Qu’on le place sur le bûcher. Et quand Braz se lèvera, expédiez ses cendres indignes en Enfer.
— Qu’il en soit ainsi, grommela le Chef Magicien.
Traz Onmale rentra dans son abri.
Reith demeura seul au milieu du camp. Par petits groupes, les guerriers palabraient, visiblement mal à l’aise, tout en lui décochant des regards chargés de dégoût. L’après-midi touchait à sa fin. D’épais nuages voilèrent le soleil. Menaçants, des éclairs pourpres scintillèrent tandis que retentissait le grondement rauque du tonnerre. Précipitamment, les femmes allaient dans tous les sens pour recouvrir de bâches les ballots de foin et les récipients remplis de graines alimentaires. Les guerriers, de leur côté, s’employèrent à resserrer les cordages des bâches protégeant les fardiers.
Reith regarda le cadavre de la jeune fille que personne ne s’était soucié d’enlever. Il était impensable de le laisser toute la nuit dehors sous la pluie et dans le vent ! Le bûcher était déjà allumé, prêt à dévorer la dépouille de Jad. Reith prit la jeune morte dans ses bras et, sourd aux protestations des vieilles qui entretenaient le feu, il la déposa dans le brasier avec tout le recueillement et toute la dignité requis.
Quand les premières gouttes de pluie s’écrasèrent sur le sol, il regagna l’espèce de hangar qui avait été mis à sa disposition.
C’était un véritable déluge. Trempées jusqu’aux os, les femmes dressèrent un abri rudimentaire au-dessus du bûcher et continuèrent de l’alimenter avec du petit bois.
Quelqu’un entra dans la baraque et Reith se tapit dans l’ombre. Il reconnut Traz Onmale à la lueur d’un éclair. Le jeune chef paraissait morne et déprimé.
— Reith Vaduz, où es-tu ?
Reith s’approcha. L’autre le regarda et secoua mélancoliquement la tête.
— Depuis que tu es dans la tribu, tout va de travers. Ce ne sont que dissensions, disputes et morts. Les éclaireurs annoncent à leur retour que la steppe est vide. Piluna a été souillé. Les Magiciens sont entrés en lutte contre l’Onmale. Qui es-tu ? Pourquoi nous apportes-tu de telles malédictions ?
— Je suis ce que je t’ai dit que j’étais, répondit Reith : un homme de la Terre.
— Hérésie, répondit Traz Onmale d’une voix dénuée de passion. Les Hommes-Emblèmes sont tombés d’Az. C’est, en tout cas, ce qu’affirment les Magiciens.
Reith réfléchit un instant avant de répliquer :
— Quand les idées sont en contradiction comme c’est le cas ici, ce sont en général les plus puissantes qui triomphent. C’est parfois une bonne chose et c’en est parfois une mauvaise. La société des Emblèmes me semble néfaste. Un changement ne pourrait qu’être profitable. Vous êtes menés par des prêtres qui…
— Non, fit l’adolescent d’un ton incisif. C’est Onmale qui dirige la tribu. J’en porte l’Emblème et il parle par ma bouche.
— Jusqu’à un certain point. Les prêtres sont assez malins pour faire en sorte que tout se passe selon leurs vœux.
— Quels sont tes desseins ? Cherches-tu à nous détruire ?
— Bien sûr que non. Je ne veux détruire personne – sauf quand cela devient nécessaire pour assurer ma propre survivance.
Le jeune garçon poussa un profond soupir.
— Je suis désorienté. Tu te trompes… ou alors ce sont les Magiciens.
— Ce sont les Magiciens qui se trompent. Sur Terre, l’histoire humaine a un passé vieux de dix mille ans.
Le jeune chef éclata de rire.
— Naguère, avant que je ne porte Onmale, la tribu est entrée dans les ruines de l’antique Carcegus où elle a capturé un Pnumekin. Les Magiciens l’ont torturé pour qu’il leur transmette son savoir, mais il s’est contenté de maudire chacune des minutes des cinquante-deux mille années qui se sont écoulées depuis qu’il y a des hommes sur Tschaï. Cinquante-deux mille années contre tes dix mille ! Tout cela est très étrange.
— Très étrange, en vérité.
Traz Onmale se leva, contempla le ciel où couraient les nuages chassés par le vent de la nuit.
— J’ai observé les lunes, fit-il d’une voix ténue. Les Magiciens les observent, eux aussi. Les présages ne sont pas bons. Je crois que nous allons avoir une conjonction. Si Az masque Braz, tout ira bien. Mais si le contraire se produit, ce sera à quelqu’un d’autre d’arborer l’Onmale.
— Et toi ?
— Il me faudra porter haut la sagesse de l’Onmale et régler les choses comme il convient.
Sur ces mots, Traz Onmale sortit.
La tempête hurlait à travers la steppe. Une nuit, un jour, une seconde nuit. Au matin du deuxième jour, le soleil se leva dans un ciel clair en proie au vent. Comme de coutume, les éclaireurs partirent en reconnaissance ; à midi, ils revinrent, vibrants d’excitation et, aussitôt, ce fut un déchaînement d’activité. On replia les bâches, on démonta les abris. Les femmes chargèrent les fardiers tandis que les guerriers bouchonnaient leurs chevaux-sauteurs, les pansaient à l’huile, les sellaient et fixaient les rênes à leurs très sensibles barbillons frontaux.
— Que se passe-t-il ? demanda Reith à Traz Onmale.
— Une caravane venant de l’est a enfin été signalée. Nous attaquerons au bord de la rivière loba. À présent que tu es Vaduz, tu pourras participer à l’action et prendre ta part de butin.
Le jeune chef ordonna que l’on amène un cheval-sauteur et Reith, exultant, sauta sur le dos de la bête nauséabonde. Sous le poids de ce cavalier inconnu, l’animal se cabra en agitant son moignon de queue. Reith tira sur la bride. Alors, sa monture s’aplatit et s’élança dans la steppe tandis que le Terrien se cramponnait désespérément. De tonitruants éclats de rire fusèrent derrière lui : c’étaient les braillements de joie et les lazzis dont les experts saluaient les tribulations d’un pied-tendre.
Finalement, Reith réussit à maîtriser sa monture et rebroussa chemin. Quelques instants plus tard, toute la troupe se mit en marche en direction du nord-est. Les bêtes au pelage noir, au cou démesuré, écumantes, avançaient en tressautant, les guerriers courbaient le buste, relevaient les genoux et les oreillettes de leurs casques de cuir claquaient. Reith ne pouvait s’empêcher d’éprouver une exaltation archaïque à l’idée de participer à cette sauvage cavalcade.
Une heure durant, le martèlement des sabots fit résonner la steppe. Les Hommes-Emblèmes s’aplatissaient sur l’encolure de leurs montures quand ils étaient à découvert. Peu à peu, le paysage se fit moins accidenté. Devant les cavaliers s’allongeait maintenant une vaste étendue hachée d’ombres et de traînées de couleur terne. On fit halte au sommet d’une éminence et les guerriers désignèrent du doigt des directions différentes. Traz Onmale leur donna ses instructions et Reith s’approcha pour écouter.
— … la piste sud jusqu’au gué. Nous attendrons sous le couvert des Halliers de l’Oiseau-Carillon. Les Ilanths se dirigeront d’emblée vers le gué. Ils enverront des éclaireurs reconnaître les bois de Zad et la Colline Blanche. À ce moment, nous attaquerons au centre et nous repartirons avec leurs fourgons chargés de trésors. Vous avez bien compris ? Alors, en avant ! Direction, les Halliers de l’Oiseau-Carillon.
Les Emblèmes dévalèrent à fond de train le flanc de la colline, fonçant droit sur la forêt lointaine qui dominait la rivière Ioba. Ils se dissimulèrent dans les profondeurs du sous-bois.
Le temps passa. Au loin naquit une sourde rumeur et la caravane ne tarda pas à apparaître, précédée de trois splendides guerriers à la peau jaune, coiffés de casques noirs surmontés de crânes humains privés de leur maxillaire inférieur, qui chevauchaient à quelques centaines de mètres du gros de la troupe. Leurs montures ressemblaient aux chevaux-sauteurs bien qu’elles fussent plus grosses et que leur robe fût plus claire. Ils étaient équipés d’armes de poing et de longues épées. Des fusils au canon camard étaient posés en travers de leurs cuisses.
Mais tout se passa contrairement aux prévisions des Emblèmes. Au lieu de traverser la rivière, les Ilanths attendirent la caravane en faisant preuve de toute leur vigilance. Des fourgons dont les roues avaient près de deux mètres de diamètre et sur lesquels s’entassaient d’invraisemblables pyramides de ballots, de colis, voire de cages où étaient enfermés des hommes et des femmes, s’approchèrent pesamment de la berge.
Le chef de la caravane était un homme prudent. Avant de passer le gué, il déploya des canons montés sur des charrettes de façon à couvrir toutes les approches avant d’envoyer les Ilanths en éclaireurs sur la rive opposée.
Sous les Halliers de l’Oiseau-Carillon, les Emblèmes, ivres de rage, se répandirent en jurons.
— Toutes ces richesses ! Des marchandises à foison ! Soixante chariots de toute beauté ! Mais attaquer serait un suicide.
— C’est vrai. Les gicle-sable nous descendraient comme des oiseaux !
— Et c’est pour cela que nous nous sommes morfondus trois mois durant dans les collines de Walgram ? La chance nous a-t-elle désertés à ce point-là ?
— Les présages étaient mauvais. Cette nuit, j’ai regardé Az la Sacrée. Je l’ai vue se heurter aux nuages. C’est un signe qui ne trompe pas.
— Rien ne va plus, toutes nos expéditions se soldent par l’échec ! Nous sommes sous l’influence de Braz.
— De Braz… À moins que ce ne soit l’œuvre du sorcier aux cheveux noirs qui a tué Jad Piluna.
— C’est la vérité ! Il est venu pour faire échouer notre raid alors que nous avons toujours été heureux en guerre !
Et l’on commença à regarder d’un sale œil Reith, qui s’efforçait de passer inaperçu.
Les chefs de guerre palabrèrent.
— Nous ne pouvons rien faire. Si nous attaquions, la campagne serait jonchée de guerriers morts et les Emblèmes se noieraient dans la rivière.
— Alors, pourquoi ne pas les suivre et attendre la nuit pour livrer l’assaut ?
— Non, ils sont trop bien gardés. Leur chef est Bao-jian. Il ne prend pas de risques. Braz ait son âme !
— Comme ça, nous aurons donc piétinié pour rien pendant trois mois !
— Mieux vaut avoir piétiné pour rien que de plonger dans le désastre ! Retournons au camp. Les femmes auront tout emballé et nous prendrons la route de l’est. Vers Meraghan.
— Prendre la route de l’est encore plus démunis que nous ne l’étions en partant vers l’ouest ! Quelle abominable malchance !
— Les présages !… Les présages ! Ils sont tous contre nous !
— Eh bien, retournons au camp. Il n’y a rien à glaner ici !
Les guerriers firent volte-face, et, sans un regard en arrière, s’élancèrent au galop à travers la steppe.
Les Emblèmes, amers et lugubres, regagnèrent le campement au début de la soirée. On injuria les femmes, qui avaient tout préparé pour le départ, les accusant de négligence : pourquoi n’y avait-il rien qui mijotait dans les marmites ? Pourquoi les pots de bière n’étaient-ils pas remplis ?
Les femmes criaillèrent, rendirent injure pour injure, et cela s’acheva par des coups. Finalement, tout le monde se mit à la tâche et l’on déchargea pêle-mêle le matériel et le ravitaillement.
Traz Onmale, l’air sombre, méditait à l’écart. Les guerriers ignoraient ostensiblement Reith. Ils se goinfrèrent sans cesser de grogner puis, épuisés, s’étendirent devant le feu.
Az s’était déjà levée mais, à présent, la lune bleue, Braz, voguait dans le ciel et elle se dirigeait droit sur la lune rose. Les Magiciens furent les premiers à s’en apercevoir et, debout, ils levèrent les bras vers le firmament avec une terreur prémonitoire.
Les lunes convergeaient l’une vers l’autre, et il semblait qu’elles allaient entrer en collision. Les guerriers poussèrent de rauques cris d’effroi. Mais Braz passa devant le disque rose, le masquant totalement.
— Ainsi soit-il ! hurla sauvagement le Chef Magicien. Ainsi soit-il !
Traz Onmale sortit lentement de l’ombre. Le hasard voulut que Reith se trouvât là.
— Que signifie tout ce tumulte ? demanda-t-il.
— Tu n’as pas vu ? Braz a triomphé d’Az. Demain soir, je partirai pour Az afin d’expier nos erreurs. Et toi, sans nul doute, tu seras expédié sur Braz.
— Tu veux dire par le feu et par la catapulte ?
— Oui. J’ai de la chance d’avoir porté l’Onmale aussi longtemps. Mon prédécesseur n’avait guère plus de la moitié de l’âge que j’ai quand il a été expédié sur Az.
— Penses-tu que ce rituel ait une valeur pratique ?
— C’est ce à quoi tout le monde s’attend, répondit Traz Onmale après une hésitation. Les Emblèmes vont exiger que je me tranche la gorge dans le feu. Il faudra que j’obéisse.
— Il est préférable de partir tout de suite. Ils vont dormir comme des souches.
— Comment ? Nous deux ? Où veux-tu aller ?
— Je ne sais pas. N’y a-t-il aucun pays où les gens ne s’entre-tuent pas ?
— Il se peut qu’il en existe. Mais pas dans la steppe d’Aman.
— Si nous pouvions nous emparer de ma vedette spatiale et si nous avions le temps de la réparer, nous pourrions quitter Tschaï et rallier la Terre.
— C’est impossible. Ton vaisseau est aux mains des Chasch. Tu ne le récupéreras jamais.
— C’est bien ce que je crains. N’importe comment, mieux vaut partir tout de suite que de se faire tuer demain.
Traz Onmale contemplait fixement les lunes.
— Onmale m’ordonne de rester. Je ne puis le trahir. Il n’a jamais fui. L’Onmale a toujours accompli son devoir jusqu’à la mort.
— Accomplir son devoir est une chose, se suicider pour rien en est une autre.
D’un geste brusque, Reith s’empara du casque de Traz Onmale et en arracha l’emblème. L’adolescent poussa un cri, presque comme s’il éprouvait une douleur physique, puis regarda Reith bouche bée.
— Que fais-tu ? Toucher l’Onmale, c’est la mort !
— Tu n’es plus Traz Onmale. Tu es seulement Traz.
Le jeune garçon parut se recroqueviller sur lui-même, se rapetisser.
— Très bien, fit-il d’une voix étouffée. Il m’est égal de mourir. (Il jeta un coup d’œil circulaire autour de lui.) Il va falloir partir à pied. Si nous essayons de seller des chevaux-sauteurs, ils vont crier et grincer des cornes. Attends-moi là. Je vais chercher des vêtements et des vivres.
Traz partit, laissant Reith avec l’emblème Onmale. À la lumière des lunes, l’objet avait l’air de scruter le Terrien, de lui communiquer des ordres funestes. Reith creusa un trou dans le sol et l’y enfouit. Il eut l’impression que l’Onmale frissonnait et exahalait un inaudible cri d’angoisse. Il le recouvrit de terre avec le sentiment d’avoir commis un péché. C’était comme s’il était halluciné. Quand il se releva, ses mains étaient moites et tremblantes, et la sueur ruisselait sur son dos.
Le temps passa. Une heure ? Deux heures ? Reith était incapable de le dire. Depuis son arrivée sur Tschaï, il avait perdu la notion du temps.
Les lunes déclinaient dans le ciel. Minuit approchait. Et fut dépassé. De la steppe montaient des bruits nocturnes : le glapissement lointain et haut perché des molosses de la nuit, un sourd hoquet… Dans le camp, les feux n’étaient plus que des tas de braises. Les murmures des voix s’étaient tus.
L’adolescent surgit derrière Reith.
— Je suis prêt. Voici un manteau et un paquet de vivres pour toi.
Reith s’aperçut que son intonation avait changé : il s’exprimait avec moins d’assurance, moins de brusquerie. Son casque noir paraissait singulièrement nu. Son regard se posa sur les mains de Reith, fit vivement le tour de l’abri, mais Traz ne posa aucune question au sujet de l’Onmale.
Ils se dirigèrent vers le nord, gravirent la colline pour en longer le faîte.
— Nous serons davantage repérables pour les molosses de la nuit, murmura Traz, mais les guetteurs restent confinés dans l’ombre des marais.
— Si nous parvenons à atteindre la forêt et à retrouver l’arbre auquel mon harnais est encore accroché, comme je l’espère, nous serons beaucoup plus en sécurité. Et alors…
Il s’interrompit. L’avenir était une terre vierge.
Ils parvinrent au sommet de la colline et firent halte pour se reposer. Les lunes éclairaient la steppe de leur lueur pâle. Une série de plaintes prolongées retentirent. Pas très loin au nord.
— À plat ! souffla Traz. Colle-toi au sol. Les molosses sont en chasse.
Ils restèrent un quart d’heure sans bouger. Les étranges hurlements s’élevèrent de nouveau, à l’est, cette fois.
— Viens ! dit Traz. Ils encerclent le camp dans l’espoir d’enlever un enfant.
Ils se remirent en marche en direction du sud, évitant les noirs marécages dans toute la mesure du possible.
Traz reprit la parole :
— La nuit est bien avancée. Quand le jour se lèvera, les Emblèmes se lanceront à notre poursuite. Si nous réussissons à atteindre la rivière, nous aurons des chances de leur échapper. Mais si les hommes des marais nous capturent, cela ne vaudra pas mieux pour nous – ce sera peut-être même pire.
Ils continuèrent d’avancer deux heures durant. À l’est, le ciel commença à prendre une teinte d’un jaune liquide derrière les nuages sombres qui le striaient. Devant eux se dressa la haute masse de la forêt. Traz se retourna et contempla le chemin qu’ils avaient suivi.
— Le camp va s’éveiller. Les femmes vont allumer le bûcher. Bientôt, les Magiciens viendront chercher l’Onmale. Moi. Comme ils ne me trouveront pas, le camp va être en émoi. Il y aura des cris, des malédictions, de la fureur. Les Emblèmes sauteront sur leurs chevaux-sauteurs et s’élanceront au grand galop. (De nouveau, il fouilla l’horizon du regard.) Ils ne tarderont pas à nous rejoindre.
Ils parvinrent enfin à l’orée de la forêt, noire, humide, encore inondée de flaques de nuit. Traz hésita, examina la futaie, puis la steppe.
— Le marécage est-il loin ? lui demanda Reith.
— Pas très. Deux à trois kilomètres. Mais je sens l’odeur d’un berl.
Reith huma l’air et décela un fumet âcre et putride.
— Ce n’est peut-être que sa piste, fit Traz d’une voix rauque. Les Emblèmes seront ici dans quelques minutes à peine. Il vaudrait mieux tenter de gagner la rivière.
— D’abord le harnais d’éjection !
Traz eut un haussement d’épaules fataliste et il entra dans la forêt. Reith se retourna pour jeter un dernier regard derrière lui. Là-bas, dans la pénombre de la fausse aurore, il discerna des formes noires qui grossissaient rapidement. Il se hâta de rattraper Traz, qui se déplaçait avec un grand luxe de précautions, s’arrêtant pour écouter et flairer le vent. Pris d’une impatience fébrile, Reith le poussa en avant et le garçon accéléra l’allure. Maintenant, c’était tout juste s’ils ne couraient pas. Leurs pieds voltigeaient sur la terre détrempée recouverte d’un tapis de feuilles pourrissantes. Reith crut entendre une salve de hululements sauvages.
Soudain, Traz s’arrêta net.
— Voici l’arbre, dit-il, le doigt tendu. Est-ce ça que tu voulais ?
— Oui, répondit Reith avec un soulagement qui n’était pas feint. J’avais peur de ne plus rien retrouver.
L’adolescent grimpa à l’arbre et décrocha le harnais. Reith ouvrit le coffre du siège éjectable et en sortit son pistolet, qu’il embrassa avec ravissement avant de le glisser dans sa ceinture.
— Vite ! fit Traz avec inquiétude. J’entends les Emblèmes. Ils ne sont plus très loin.
Reith boucla la trousse de survie autour de ses reins.
— Allons-y maintenant, s’ils veulent nous poursuivre, ce sera à leurs risques et périls.
Le précédant, Traz contourna le marécage. Il ne ménageait aucun effort pour dissimuler leurs traces : il revint sur ses pas, sauta par-dessus un éperon de boue noire de cinq mètres de haut en se balançant à une branche, escalada un arbre qui plia sous son poids et qui le catapulta vingt mètres plus loin de l’autre côté d’un bosquet de roseaux touffus. Reith imita chacun de ces exploits. Maintenant, on entendait nettement les voix des guerriers.
Ils atteignirent le bord de la rivière qui charriait une eau brunâtre. Traz découvrit un radeau fait de bois flottant, de lianes mortes et d’humus maintenus par des joncs verts. Il le poussa dans le courant, puis se dissimula avec son compagnon au milieu d’un massif de roseaux voisin. Cinq minutes plus tard, quatre Hommes-Emblèmes qui suivaient leur piste traversèrent le marécage, suivis d’une douzaine d’autres guerriers qui avançaient, la catapulte prête. Tous se précipitèrent vers la rivière, se désignèrent les traces laissées par le radeau quand Traz l’avait sorti de sa cachette et scrutèrent la rivière. Le courant avait entraîné la masse de végétation, qui dérivait à quelque deux cents mètres et que les tourbillons rabattaient vers l’autre rive. Les Emblèmes, poussant des cris de rage, firent volte-face et s’élancèrent à toute vitesse le long de la berge en pataugeant dans la boue et en trébuchant dans les broussailles.
— Vite ! souffla Traz. Ils ne tarderont pas à éventer le stratagème. On va repartir en suivant leurs empreintes.
Traz et Reith, tournant le dos à la rivière, franchirent la fondrière en sens inverse et retrouvèrent la forêt. Ils couraient. Les appels et les cris s’éloignaient, se turent. Un peu plus tard, de furieuses clameurs de joie les remplacèrent.
— Ils ont retrouvé notre piste, fit Traz d’une voix étranglée. Ils vont nous rattraper avec leurs chevaux-sauteurs. Jamais nous ne…
Brusquement, le jeune homme s’interrompit, leva la main et Reith reconnut l’odeur fétide et douceâtre de tout à l’heure.
— Le berl ! balbutia Traz. Par ici… L’arbre !
Reith, sa trousse de survie se balançant derrière lui, escalada derrière Traz le tronc aux branches d’un vert huileux.
— Plus haut ! lui intima l’adolescent. Cette bête est capable de faire des bonds gigantesques.
Le berl apparut. C’était une monstrueuse créature souple et brune, nantie d’une abominable tête de sanglier fendue d’une large gueule. À son cou s’articulait une paire de longs bras s’achevant par des mains démesurées et couvertes de corne que le berl brandissait au-dessus de son crâne. Apparemment attentif aux appels des guerriers, il se désintéressait de Traz et de Reith, auxquels il se contenta de décocher un coup d’œil furtif. Jamais le Terrien n’avait vu un mufle aussi démoniaque.
— C’est absurde ! Ce n’est qu’une bête…
L’animal s’enfonça dans la forêt. Quelques instants plus tard, le tumulte que faisaient leurs poursuivants cessa brutalement.
— Ils l’ont senti, dit Traz. Profitons-en pour filer.
Ils descendirent de leur arbre et s’éloignèrent en direction du nord. Derrière eux s’élevèrent des hurlements d’horreur, des mugissements rauques accompagnés de crissements de crocs.
— Nous n’avons plus rien à craindre des Emblèmes ! annonça Traz d’une voix blanche. Ceux qui auront survécu prendront la fuite. (Le regard qu’il adressa à Reith vacilla.) Quand ils rejoindront le camp, il n’y aura plus d’Onmale. Que se passera-t-il ? Sera-ce la mort pour la tribu ?
— Je ne le pense pas. Fais confiance aux Magiciens.
Bientôt, ils émergèrent de la forêt. Devant eux s’étalait une steppe plate et déserte baignée d’une lumière couleur de miel.
— Qu’y a-t-il à l’ouest ? demanda Reith.
— L’Aman occidental et le pays des Vieux Chasch. Après ce sont les Aiguilles de Jang. Au delà, on trouve les Chasch Bleus et la baie d’Aesedra.
— Et au sud ?
— Les marécages. Les hommes des marais y vivent, sur des radeaux. Ils ne sont pas comme nous. Ce sont de petits êtres jaunes aux yeux blancs, aussi cruels et aussi malins que les Chasch Bleus.
— Ils n’ont pas de villes ?
— Non. Des villes, il y en a par là… (Traz désigna le nord.) Elles sont toutes en ruine. Il existe d’anciennes cités dans toute la steppe. Elles sont hantées. Les Phung, entre autres, y vivent au milieu des décombres.
Reith interrogea plus avant le jeune homme sur la géographie et la population de Tschaï et finit par constater que le savoir de Traz comportait bien des lacunes. Les Dirdir et les Hommes-Dirdir habitaient par-delà la mer : où ? Le garçon ne savait pas au juste. Il y avait trois espèces de Chasch : les Vieux Chasch, vestiges décadents d’une race jadis puissante, qui étaient actuellement concentrés autour des Aiguilles de Jang ; les Chasch Verts, nomades de la Steppe Morte ; et les Chasch Bleus. Traz détestait tous les Chasch indistinctement, encore qu’il n’eût jamais vu de Vieux Chasch.
— Les Verts sont terribles. Des démons ! Ils ne sortent pas de la Steppe Morte. Les Emblèmes sont installés au sud et ils ne quittent leur territoire que pour effectuer des raids ou piller des caravanes. Celle que nous avons renoncé à attaquer avait fait un crochet vers le sud pour éviter les Verts.
— Où se rendait-elle ?
— Probablement à Pera. Ou peut-être à Jalkh, sur la mer Lesmatique, mais c’est moins vraisemblable. La route caravanière nord-sud relie Jalkh à Mazuun. La route est-ouest joint Pera à Coad.
— Est-ce que ces villes sont habitées ?
Traz haussa les épaules :
— Elles méritent à peine le nom de villes. Ce sont juste des agglomérations. Mais je ne suis pas très savant là-dessus. Je ne sais que ce que j’ai entendu les Magiciens en dire. Tu n’as pas faim ? Moi si. Si on mangeait ?
Ils s’assirent sur le tronc d’un arbre mort et mâchèrent des blocs de bouillie de gruau solidifiée arrosés de bière qu’ils transportaient dans des outres de peau. Traz désigna du doigt à son compagnon un roseau hérissé de petites boules blanches.
— Nous ne mourrons pas d’inanition tant qu’il y aura de l’herbe à pèlerin. Et regarde ces plantes noires, là-bas. Tu vois ? C’est du watak. Il y a quatre litres de sève dans les racines de chacune. Quand on ne boit que du watak, on devient sourd. Mais si on en boit seulement pendant une brève période, cela ne fait aucun mal.
Reith ouvrit sa trousse de survie.
— Je peux extraire l’eau du sol grâce à cette pellicule ou dessaler l’eau de mer à l’aide de ce purificateur… Ça, ce sont des pilules nutritives. De quoi tenir un mois… Voici une cellule énergétique… Un nécessaire d’urgence… Un couteau, une boussole, un sondoscope… Un transcom…
Reith contempla le dernier appareil avec un brusque intérêt.
— Qu’est-ce que c’est que cet appareil ? lui demanda Traz.
— Un des deux éléments d’un système de communication. Son homologue était dans la trousse de Paul Waunder, qui se trouvait dans la vedette. Je peux émettre un signal auquel le second élément répondra automatiquement et j’aurai ainsi ses coordonnées.
Reith enfonça le bouton. Une aiguille aimantée pointa vers le nord-ouest et des chiffres apparurent dans la fenêtre du voyant : 6,2 en blanc et 2 en rouge.
— L’autre élément – et sans doute la vedette – se trouve à 620 miles au nord-ouest.
— C’est le pays des Chasch Bleus. Nous le savions déjà.
Reith médita, le regard tourné vers le nord-ouest.
— Les marais du sud ne nous intéressent pas. Pas question non plus de retourner dans la forêt. Qu’y a-t-il à l’est ? Après les steppes ?
— Je ne sais pas. L’océan Draschade, j’imagine. C’est loin.
— C’est de là que viennent les caravanes ?
— Coad est au bord d’un golfe qui s’ouvre dans le Draschade. Entre ce golfe et l’océan s’étend la steppe d’Aman, pays des Hommes-Emblèmes et d’autres tribus : les Cerfs-Volants Combattants, les Haches Folles, les Totems des Berls, les Noirs-Jaunes. Et il y en a encore plein que je ne connais pas.
Reith réfléchit. Les Chasch Bleus avaient emmené sa vedette vers le nord-ouest. Le nord-ouest était par conséquent la direction la plus logique.
Traz s’était assoupi ; il somnolait, le menton sur la poitrine. Du temps où il arborait Onmale, il faisait preuve d’une énergie sans frein ; maintenant que l’âme de l’emblème était coupée de la sienne, ce n’était plus le même garçon. Il était triste, désenchanté, et manifestait une réserve que Reith jugeait peu naturelle.
La fatigue alourdissait les paupières du Terrien. Le soleil était chaud. Ici, on avait une impression de sécurité… Et si le berl faisait un retour offensif ? Reith lutta pour ne pas s’endormir et, tandis que Traz s’abandonnait au sommeil, il se mit en devoir de remballer son matériel.